Rencontre avec Antoine Moreau 2/3 : Création (Sculptures)

Cette idée témoigne d’une certaine forme de partage, au-delà de l’effacement, avec la personne à qui on confie la toile et qui va la recouvrir. C’est la même démarche qu’on retrouve dans la série des sculptures.

C’est toujours un peu gênant de le dire explicitement. Peindre sur cette toile c’est n’avoir pas peur de porter atteinte à l’auteur, à la supposée intégrité de l’œuvre achevée. Il y a un respect implicite de la part du peintre qui peint sur la peinture d’autrui, sans volonté d’emprise ou de domination. C’est une relation de confiance désintéressée qui s’instaure. En fait, l’idée directrice est qu’une œuvre n’est pas un aboutissement mais un point de départ, un chemin. Alors qu’avec les sculptures confiées ce qui peut être qualifié de beau c’est la forme de vie qu’elles vont pouvoir prendre à travers l’espace et le temps et les prises en main momentanées des personnes à qui elles auront été confiées. La beauté ici c’est l’histoire d’un parcours, l’existence propre de chacune des sculptures.

Cela ne vous effraie-t-il pas de regarder les chaînes ainsi créées sur votre site par le passage des œuvres de main en main et de constater que plusieurs d’entre elles s’arrêtent que ce soit parce que les objets s’oublient ou bien se cassent ?

Ces chaînes, je dirais plutôt ces passages, touchent quelque chose de sensible au travers du transport de l’objet, de son histoire, de ce qu’on peut imaginer ou espérer de la survivance d’une chose matérielle ou d’une pensée à travers la transmission. Pour l’auteur, aujourd’hui enfermé dans un bunker de droits exclusifs, les sculptures confiées vont aussi à rebours de sa supposée protection, ainsi que de celle de l’œuvre. Il faut savoir qu’un auteur n’entre (on dit « tombe ») dans le domaine public que 70 ans après sa mort. Ce que je propose avec ces sculptures c’est d’entrer dans une relation de confiance, de prendre le risque de voir l’objet s’égarer, être oublié ou détruit. Cela arrive quelquefois, je n’ai pas toujours de nouvelles. Cette prise de risque est un moteur pour découvrir ce qui participe à la « beauté d’un geste » à travers la « grâce d’un don ». Dada aussi, mais différemment, a été une entreprise risquée. Si on comprend bien l’œuvre d’un Duchamp, on réalise qu’elle agit comme une bombe à retardement, c’est la bombe atomique de l’Art moderne. C’est terrible et ça n’est pas sans conséquences profondes. Mais l’invention et le risque s’imposent pour continuer à agir et ne pas avoir à subir ce qui en Art est dommageable, à savoir des croûtes minables repliées sur elles-mêmes. L’Art mêle la paix de l’accomplissement avec le passage à l’acte qui s’accomplit au seuil de la destruction. Le tout étant comme en suspens, jamais vraiment entrepris au départ, jamais vraiment accompli au final… Je suis assez critique vis-à-vis de ce qui se dit Art contemporain. Je trouve qu’il y a quelquefois des choses vraiment intéressantes, peu connues du grand public, mais qui sont éclipsées par beaucoup de choses pénibles, injustement mises en avant comme étant représentatives de ce qu’est l’Art aujourd’hui.

Du coup votre démarche s’impose presque d’elle-même…

Oui, sinon je ferais autre chose. A l’ère du numérique et de l’Internet, la recherche en Art se trouve peut-être dans ces questions qui concernent le statut de l’auteur. Elles interrogent le matériau immatériel, le visible et l’invisible de l’auteur et du public, le caractère augmentant et augmenté de l’œuvre. Le mot auteur c’est deux choses : auctor qui a donné autorité et augere qui a donné augmentation. On a capitalisé à partir de la Renaissance sur auctor en oubliant la partie augmentante qu’on est en train de redécouvrir aujourd’hui. Qu’est ce qu’un artiste ? Quelqu’un qui observe le monde vivant, qui sent les différentes formes d’existence et tisse des liens entre elles. Une œuvre pertinente réalise ce qu’on pourrait appeler une « forme de justesse » parce qu’elle établit des rapports cohérents, historiquement justifiés avec le monde observé, sans pour autant être servile au temps de l’époque. L’Art est intempestif mais il est de son temps. La grande difficulté aujourd’hui c’est que la pertinence peut être absolument nulle et être valorisée comme pertinente du fait de sa nullité.

C’est donc l’idée qui serait prépondérante, la matérialisation n’étant plus une fin en soit mais simplement que l’outil servant à la concrétiser…

Sculpture n°903, confiée le 28 avril 2016 à Paris
Sculpture n°903, confiée le 28 avril 2016 à Paris

C’est ce que disent les artistes purement conceptuels et minimalistes. Evidemment l’Art conceptuel est très important, mais pour moi l’objet est un moyen dont on ne peut pas faire l’économie. D’une façon ou d’une autre, même quand on expose le vide, ce n’est jamais « rien » et les vides sont différents selon les circonstances. L’objet d’Art n’est intéressant que si, et seulement si, il traduit au mieux ce que peut être l’objet de l’Art. Cela ne se fait jamais sans intermédiaire, sans médium. Il y a toujours un support matériel, sinon on verse dans l’iconoclasme, une fausse pureté de l’Art, voire sa négation. J’ai des amis qui ont arrêté de « faire de l’Art » et qui considèrent même leur arrêt comme une manifestation artistique. Je ne suis pas d’accord avec leur position. Il y a des difficultés, des apories, des impossibilités causées par l’objet d’Art, mais il est, d’une façon ou d’une autre, le vecteur le mieux disposé pour traduire l’objet de l’Art.

L’objet demeure en effet ce qui atteste de la présence de l’œuvre, même si celle-ci est constituée de vide. Un peu comme les Zones de sensibilités picturales (1959-1962) d’Yves Klein, avec le certificat.

C’est ce que fait Tino Sehgal. C’est un des artistes les plus intéressants depuis plus de 10 ans. Son travail oscille entre la danse, la performance et l’Art conceptuel. Il ne donne aucune information sur ses œuvres, ne laisse aucune trace, du moins au début. Ce sont des « moments » où l’œuvre s’active, comme des gardiens dans un musée qui, lorsque quelqu’un rentre dans une salle d’exposition, font une sorte de chorégraphie : cela peut très bien passer inaperçu si on n’y prend garde. Quand je suis allé à Venise, à un moment donné je vois trois personnes qui font une sorte d’action au sol. Il n’y avait aucune indication. J’ai dû filmer en cachette car c’était interdit, et les gardiens avaient l’œil pour repérer les fraudeurs.

Dans ce genre de performance on ne peut pas vraiment parler de public, car il n’est même pas forcément conscient d’assister à quelque chose. Peut-on alors avoir une œuvre sans public ?

Il y a un public averti et fidèle pour ce genre d’œuvres car elles font événement. J’ai été témoin de l’activation d’une autre œuvre de Tino Sehgal : un collectionneur (à qui j’ai confié une sculpture) a lors d’un colloque commencé son intervention en récitant à voix haute la Une d’un journal : c’était l’œuvre. Je me souviens avoir alors vu dans le regard de ce collectionneur la fierté qu’il avait de posséder ce moment…

Si on pense à Duchamp en tant que provocateur, est-ce qu’on ne pourrait pas dire la même chose de Tino Sehgal ? Faire croire à tout le monde que telle phrase, récitée en tel lieu, est une œuvre, peut être vu comme une provocation. Qu’est-ce qui fait basculer cet acte du côté de l’Art ?

C’est une très bonne question qui se pose pour l’Art contemporain, souvent discrédité lorsqu’il semble faire « n’importe quoi ». Dans ma thèse j’ai essayé d’y répondre en prenant appui sur le conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur, en proposant une lecture différente de celle de l’auteur. Andersen dénonce les artisans imposteurs qui ont dépouillé le roi en lui confectionnant un vêtement à ce point magnifique qu’il sera invisible aux idiots. C’est le regard d’un enfant qui dénonce la supercherie lorsqu’il s’exclame lors du défilé : « Le roi est nu ! ». Je ne suis pas d’accord avec la morale de l’histoire. Je pense qu’on assiste là à la naissance d’un Art pré-contemporain qui se dissocie complètement du métier de l’artisan, et se libère du pouvoir du roi en se jouant de lui. Pour moi, les artisans du conte sont des artistes avant l’heure mais qui ne sont pas reconnus comme tels car on attendait d’eux des qualités techniques. C’est une formidable leçon de liberté, leur Art excède le désir tyrannique du roi ainsi que les qualités liées à l’artisanat. Ce conte nous montre ce dont l’Art est capable : mettre en jeu les croyances et les pouvoirs. Mettre à nu le roi c’est du grand Art. Y compris, et aujourd’hui la question se pose, le roi « Art contemporain » et son valet le marché tout puissant.

Dans les vidéos présentes sur votre site internet on retrouve une utilisation de moyens résolument amateurs (téléphone portable, petite caméra) dans lesquelles vous filmez des bribes de vies qui peuvent faire penser aux vidéos d’American Beauty. Pourquoi ce choix de prise de vue ? Ces traces de vie laissées par des gens rappellent aussi le documentariste Henri-François Imbert, qui réutilise des images trouvées comme base de son travail. On retrouve encore ici une logique d’effacement de l’auteur avec une image la plus réelle possible, sans retouche ou montage.

On m’a offert à Noël une petite caméra et je ne savais pas trop quoi en faire, je n’avais pas d’idée préconçue pour faire de « l’Art vidéo ». Par contre j’avais des mots à écrire, ce qu’on appelle « poésie » : je n’aime pas ce mot, je trouve ridicule la poésie telle qu’elle est perçue et affirmée à travers l’écriture, ainsi que les revendiqués poètes. Je suis d’accord avec ce que dit Gombrowicz qui écrit dans l’opuscule Contre les poètes qu’« il y a trop de sucre » dans la poésie. Le fait est que j’aime la poésie mais le mot lui-même véhicule tellement de clichés qu’il vaut mieux reconsidérer ce qui est véritablement de l’ordre du poème. Sur mon site on trouve des poèmes chiffrés. Il s’agissait sans doute en faisant cela d’éviter cet écueil de la poésie qui s’affiche et se fige avec l’écriture. C’était peut-être une façon de camoufler l’obscénité idiote et prétentieuse de ladite « poésie » écrite. Et donc, la vidéo est devenue, dans l’usage que j’en fait, un support à mots, la forme de poèmes : ces vidéos sont des vidéos-poèmes, des poèmes-vidéos.

Comment choisissez vous ces instants ? Le moment s’impose-t-il à vous ou est ce du hasard ?

Il y a les deux. Soit il s’impose parce qu’il y a quelque chose à capter comme le passage d’un train, ou alors je m’ennuie et je filme ce qui se présente et qui constituera peut-être un matériau pour un poème futur. Ce qui compte sans doute le plus ce sont les mots, mais ça ne veut pas dire non plus que la vidéo est sans importance, que ce soit la façon dont elle est réalisée ou la musique utilisée, qui dans ce cas est toujours copyleft Licence Art Libre.

Vous associez des œuvres dont le sens est facilement compréhensible avec d’autres plus imperceptibles comme vos poèmes codés, vos travaux de net art, voire vos vidéos d’Expositions mode d’emploi (1997-). Quel est le sens de ces créations qui ne semblent pas directement s’inscrire dans la même continuité que les autres ?

 Il y a plusieurs travaux en fait. Les Expositions mode d’emploi constituent un travail distinct. Le propos y est de travailler l’exposition en tant que telle. Qu’est ce qui va faire exposition ? Qu’est ce qui va faire qu’un objet se montre ? Il s’agit d’établir des modes d’emploi à l’usage du public. Une des premières que j’ai pu faire (il doit y en avoir quinze en tout jusqu’à présent) était chez Eriko Momotani dans une galerie en appartement. Cette Exposition invitait les visiteurs à aller voir ailleurs : Allez voir ailleurs car je n’ai pas grand-chose d’intéressant à vous montrer, pourtant j’ai affaire, j’ai à faire avec l’Art, je suis sans doute (sans aucun doute ?) un artiste, je m’y efforce. Dans le mode d’emploi il y avait un parcours à suivre avec des choses à faire, notamment aller au BHV pour voir le « hérisson » de Duchamp, aller prendre un café et voir s’il était possible de ne pas le payer, ce qui est d’ailleurs arrivé. Une fois le parcours réalisé en suivant ces indications, les gens revenaient et étaient invités à écrire leur visite, ce qui a constitué un petit catalogue. C’était une exposition sans exposition proprement dite mais véritablement une ex-position : tout était à l’extérieur, la monstration était hors les murs, l’histoire s’écrivait par le cheminement dans la ville. J’ai envoyé les visiteurs se promener dans des endroits précis, pensés pour cette exposition. Un des lieux était le point zéro des routes de France, ce qui n’est pas rien non plus. Je suis vraiment content de cette première Exposition mode d’emploi. Après il y en a eu d’autres, mais toujours avec le même fil conducteur, plus ou moins visible : tenter de voir et de faire voir différentes formes d’Art possibles, selon la circonstance, et avec l’action découvrante du public.

Exposition mode d’emploi n°1, 1997
Exposition mode d’emploi n°1, 1997

Toutes les illustrations, hormis la photographie d’Antoine Moreau avec la sculpture, proviennent du site d’Antoine Moreau, avec son aimable autorisation.

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