C’est à la Maison de l’architecture, dans l’est parisien, que nous retrouvons Antoine Moreau. Si nous connaissons l’artiste pour son engagement, à travers notamment la création de la Licence Art Libre, nous découvrirons qu’une réflexion sur le temps en Art, et plus précisément sur l’inscription de l’œuvre dans la durée, parcourt en réalité l’ensemble de son travail. Ce temps peut être très court, comme lorsqu’il parle des performances éphémères imaginés par l’artiste Tino Sehgal. Il peut se dérouler sur un après-midi ou une journée, comme le passage de la foule qui constitue le cœur de ses vitagraphies. Mais il peut aussi être plus long et devenir un matériau de création à part entière. C’est le cas de ses sculptures, qu’il confie aux personnes croisées, et qui témoignent de la vie de l’œuvre sur plusieurs mois, voire plusieurs années, changeant de lieu et d’itinéraire à chaque passage de témoin. Les chaînes ainsi formées dévoilent l’histoire d’objets qui partent au bout du monde, mais sont parfois cassés ou abandonnés sur le bord de la route.
Enfin, la Licence Art Libre appréhende le temps long du droit d’auteur, qui court sur 70 ans après la mort de l’artiste. Cette licence permet aux créateurs de mettre leurs travaux dans un « pot commun », autorisant leur utilisation par le plus grand nombre sans avoir à attendre l’échéance des droits. Pour Antoine Moreau c’est peut-être là plutôt que dans l’objet d’Art que se situe l’objet de l’Art, le véritable combat à mener. A sa suite, il est possible de s’interroger : le morceau Let it Be des Beatles est sorti en 1970. N’y a t-il pas matière à réflexion lorsqu’on réalise que la génération d’étudiants qui a 20 ans aujourd’hui ne verra peut-être jamais cette chanson entrer dans le domaine public ?
Est-ce que vous pourriez dans un premier temps résumer votre parcours et nous expliquer ce qui vous a orienté vers cette carrière artistique ?
J’ai fait une partie de mes études aux Beaux-arts. J’ai ensuite voulu directement passer à l’action de création, sans trop en savoir sur l’Art ou comment en faire. J’ai réalisé des œuvres qui, peut-être dès le départ, pouvaient exprimer mes préoccupations futures concernant la place de l’auteur, notamment celles que j’ai nommé par la suite vitagraphies, qui signifie « traces de vie » et qui consiste à poser une toile vierge spécialement préparée par terre, pendant une journée. Les gens, par les allers et venues de leur vie quotidienne, font apparaître une image grâce à la poussière et au graphisme du sol. Je n’ai pas la volonté d’une expression personnelle, pas d’intention graphique particulière, ce qui m’intéresse c’est de capter l’image des lieux, leur histoire, qu’il s’agisse de lieux dits « historiques » ou communs. J’ai réalisé de telles images à la Tour Eiffel, au Centre Georges Pompidou (sans autorisation), au Louvre (ce qui a donné lieu à un documentaire passé sur Canal+), mais aussi sur des places publiques, dans les rues, etc. Cela me satisfaisait : cherchant à peindre, j’étais insatisfait du rendu. Avec les vitagraphies, je résolvais ce problème en réalisant une image dans la tradition de la peinture, mais sans peinture ni métier de peintre. Cela peut rappeler la vera icona de Sainte Véronique, la « véritable image », le Saint Suaire, l’empreinte du Dieu incarné, son image acheiropoiète, c’est-à-dire non faite de main d’homme. Pour moi c’était une réussite, un soulagement aussi, qui témoignait d’une certaine légèreté par rapport à la recherche d’un style propre et d’une expression sensée. Cela a constitué pendant un moment mon travail principal (il demeure toujours mais de façon beaucoup plus espacé). J’ai voyagé dans plusieurs capitales d’Europe pour capter l’image des lieux. L’objectif était sans doute d’arriver au plus près de la réalité dans la représentation, non pas grâce à un trompe l’œil hyperréaliste, mais par une sorte de retrait de soi-même pour laisser agir le vivant et recueillir ses traces de vie. Ce retrait constitue la reformulation du trait de l’artiste, son affirmation positive, mais par la négative, sans la prétention de l’auteur « créateur » ou les supposées qualités attachées à l’art. Néanmoins, je ne suis pas iconoclaste, bien qu’ayant été nourri comme tout le monde par les avant gardes qui flirtaient facilement avec cette pulsion. Vous savez que demain c’est le 100ème anniversaire de la naissance de Dada. Dada n’a pas été véritablement iconoclaste, il a secoué énergiquement les images pour les éveiller à ce qui traversait l’époque et ne pas sombrer dans un confort intellectuel et existentiel.
On pense souvent que l’Art verse dans l’irréalité, qu’il procède d’une posture utopique qui nie le principe de réalité. C’est absolument l’inverse. L’Art est une mécanique de précision qui vise à toucher au plus près la matérialité du réel. La question posée à laquelle un artiste peut répondre est : qu’est-ce qui est tangible (et sur lequel on peut s’appuyer pour prendre la tangente, c’est-à-dire ne pas être captif d’un réalisme qui masque la réalité…), qu’est-ce qui peut être vrai, qu’est-ce qui, en faisant semblant, via la représentation, permet d’atteindre un processus de vérité ?
La vitagraphie était la recherche de l’image la plus vraie, la moins retouchée possible. Cela fait penser à l’idée d’effacement artistique qu’on semble retrouver à de multiples reprises dans vos œuvres comme dans la série Peinture de peintres. On a l’impression qu’avec cette création est déjà en germe le concept du copyleft, avec un premier créateur qui laisse la place au second dans une accumulation de couches successives.
Oui, très certainement, c’est connexe. Mais ce n’était pas pour trouver une solution à mon travail artistique que je me suis intéressé au copyleft. La Peinture de Peintres n’a pas besoin de la Licence Art Libre, c’est vraiment autre chose. La découverte d’Internet, du logiciel libre et du numérique ont ouvert un nouvel espace de pratiques, mais en même temps dans l’histoire de l’Art ces problématiques là ont toujours été sous-jacentes et parallèles. Je n’y pensais pas au départ, les relations que vous évoquez n’étaient pas préméditées. C’est toujours après coup qu’on arrive à théoriser la chose et j’ai pu me rendre compte, à la lumière du copyleft, que certains de mes travaux pouvaient être qualifiés de « proto-copyleft. » Peinture de peintres apporte avant tout une solution à un problème de peinture, mais on peut la relier au matériau numérique dans la mesure où elle fait la passer à travers un processus de reprises sans fin. L’horizon théorique de cette œuvre serait double : acter la fin de la peinture, tout en produisant une peinture sans fin, puisqu’elle n’aura pas d’image arrêtée. C’est une œuvre en mouvement qui évolue par couches successives qui se recouvrent sans cesse. La peinture, ou plus exactement le tableau, devient mon outil de travail, je ne peins pas avec des pinceaux, mais avec d’autres peintres qui peignent sur le support peinture. C’est ce retournement qui m’intéressait pour enfin trouver une pertinence au fait de peindre, à la possibilité de faire sans faire. Si j’avais vendu chacune des peintures (à ce jour il y en a une trentaine) je serais peut-être riche aujourd’hui !… Il y a dans ce tableau un Robert Combas, un Fabrice Hyber, un Yan Pei-Ming pour ne citer que trois peintres qui ont une valeur marchande confirmée. Mais, outre l’interrogation sur le fait de peindre, mon intention consistait à abandonner certaines valeurs attachées à l’œuvre, comme celles du marché, du travail ou de l’auteur talentueux, pour interroger la valeur de ce qu’on pourrait nommer « l’œuvre de l’Art ».
Derrière cette idée d’effacement il y a la valeur que vous accordez au medium. Dans un entretien avec Bernard Marcadé vous dites que votre but est « de mettre en œuvre le processus créatif et de le rendre visible. […] Il ne s’agit en effet pour moi ni d’exprimer mon « moi » profond ni de délivrer je ne sais quel message… Le message passe à travers moi… » On retrouve ici la pensée de Marshall McLuhan, philosophe des médias qui disait « The medium is the message ». N’est pas à cela que votre démarche artistique veut aboutir ?
Je suis d’accord mais ça n’a pas été réfléchi au moment où ça a été fait. La pratique artistique n’obéit pas à un programme, c’est même exactement l’inverse, il n’y a rien de réfléchi, sinon on ne fait pas grand chose. On ne sait pas où on va mais on veut aller quelque part. Il y a aussi chez McLuhan la distinction entre les médias froids et les médias chauds. Quand on dit dans le langage courant c’est « cool », on parle des médias froids : ils ne sont pas unilatéraux mais relationnels, interactifs. Un blog est « cool » parce que n’importe qui peux y mettre des commentaires. Un journal n’est pas « cool », il est chaud parce qu’il n’y a pas d’interaction possible avec le lecteur. Faire quelque chose de « cool » c’est faire quelque chose qui laisse une place active au spectateur. Pour en revenir aux vitagraphies, mon intention était sans doute de laisser agir la vie et de voir, via ses traces, le résultat que ça pouvait donner.
Dans Peinture de peintres, comme chaque œuvre est remplacée par une autre, alors le réel disparaît et une nouvelle réalité prend place en effaçant la précédente.
Oui, mais le passé de la peinture nourrit son présent : ce qu’on voit est la couche de peinture réalisée par le dernier peintre, mais elle-même sera recouverte à nouveau par un autre. Ce tableau, formé de strates de peintures, a une histoire, c’est une peinture d’histoires. Ce qui m’intéresse c’est de ne pas faire un arrêt sur image, de figer une ponctualité apparaissante à l’histoire arrêtée, mais de rendre compte d’un historique à travers l’intervention des peintres qui laissent une trace. C’est une façon de faire une peinture d’Histoire sans représenter quelque chose comme la bataille de Waterloo, mais plutôt une histoire de peintures, des histoires en peinture. Le prochain qui va intervenir est un peintre pour lequel j’ai beaucoup d’estime : Bernard Brunon. Il a résolu un problème très réel et matériel concernant l’acte de peindre. Il avait un atelier et travaillait sur toile, mais devait faire des petits boulots en tant que peintre en bâtiment pour gagner sa vie. Petit à petit, à partir d’une décision artistique, ce travail alimentaire est devenu son activité d’artiste : il est devenu « artiste-peintre en bâtiment ». Il va bientôt réaliser un projet dans une école à Bondy, ce sera à la fois son travail alimentaire et son œuvre artistique. Il a créé son entreprise That’s Painting Productions qui se trouve maintenant à Los-Angeles et emploie une dizaine de personnes, c’est magnifique ! Il n’expose pas de tableaux, il travaille sa peinture dans les circonstances même d’un travail non-artistique en prenant en compte la réalité économique. Enfin, chose que je trouve vraiment intéressante, il signe sa peinture en tant qu’artiste-peintre, mais de la même couleur que sa réalisation, donc ça ne se voit pas… Il y a là une réelle présence de l’Art et de l’artiste.
Je lui ai proposé la Peinture de peintres en lui faisant une commande en bonne et due forme et j’ai reçu en retour un devis car, bien que tout soit fait à titre gratuit, il fallait absolument pour son entreprise un protocole, comme pour n’importe quel autre travail. Il articule l’artisanat avec l’Art, la reconnaissance artistique avec la disparition de cette reconnaissance, l’économie et la pratique mais sans marché. C’est vraiment un grand artiste. Ensuite, je pense proposer cette peinture à Claude Rutault qui réalise ses œuvres selon des « définitions-méthodes », suivant une « bible » qu’il a rédigé et des protocoles, une sorte de programme. Tout découle chez lui du premier principe, une peinture qui est de la même couleur que le mur.
Toutes les illustrations, hormis la photographie d’Antoine Moreau avec la sculpture, proviennent du site d’Antoine Moreau, avec son aimable autorisation.