Rencontre avec Antoine Moreau 3/3 : Licence Art Libre

Comment vous est venue l’idée de vous engager dans le mouvement du libre et de créer cette licence copyleft ? Etait-elle nécessaire pour votre travail ou répondait-elle à un besoin plus global ?

C’est à l’époque de la découverte de l’Internet : au moment de ma première connexion en 1995 nous étions très peu nombreux. Avec quelques autres personnes nous avons créé le premier regroupement d’artistes sur le net, Lieu-dit. Puis en 1999 j’ai découvert le logiciel libre lors d’une conférence à la Cité des Sciences donnée par Richard Stallman. J’entends alors, dans le champ de l’informatique, des choses vraiment intéressantes sur le processus de création, sur des valeurs liées au partage de la connaissance, sur la confiance et l’esprit d’invention, qui me semblaient vraiment pertinentes et utiles pour les artistes. J’ai compris et découvert qu’il était possible de réaliser concrètement des objets affranchis de l’idéologie du copyright. Je me rapproche donc de la communauté du logiciel libre, j’installe Linux sur mon Mac en dual boot, je découvre la joie de la création libre, la joie de partager ses connaissances, la joie de faire quelque chose librement copiable, diffusable et transformable. Vraiment une réjouissance !… Les artistes devaient connaître le copyleft, eux qui sont captifs du droit d’auteur conventionnel, angoissés par l’idée de se voir copier et de voir leur œuvre ouverte à l’altérité.

J’en parle à quelques amis qui trouvent l’idée intéressante parce qu’ils travaillaient sur des problématiques connexes, notamment à travers la revue Allotopie. Nous passons à l’action et organisons deux cycles de rencontres entre des artistes, des gens du monde de l’Art, des associations et des informaticiens du logiciel libre. Nous nous sommes alors rendu compte qu’il y avait bien un rapport entre les informaticiens du libre et les artistes que nous étions, avec des intentions de partage, d’ouverture et de critique de certains pouvoirs dominants qui allaient à l’encontre d’une liberté de création. La conséquence de ces journées intitulées « Copyleft Attitude » a été de dépasser le stade des bonnes intentions pour commencer à rédiger une licence libre pour l’Art. Mais une dissension est apparue entre les artistes d’Allotopie et moi : selon eux, ces intentions d’ouverture de la création artistique ne devaient pas se formaliser par un texte juridique. Un contrat juridique leur semblait contradictoire avec la liberté de l’artiste, transgresseur par nature (selon eux…). Ils ont trouvé insupportable de rédiger une licence libre comme les informaticiens ont pu le faire avec la General Public License pour les logiciels. Pour moi, au contraire, c’était le moyen légal d’affirmer un renouveau de l’Art en lui offrant de nouveaux droits sans se soumettre au droit d’auteur conventionnel, ni verser dans le déni du droit et se complaire dans cette position « hors-la-loi » ou « au dessus des lois », position tellement convenue chez les artistes contemporains. Au contraire, il s’agissait de créer un outil efficient pour n’être pas dans le confort intellectuel de la transgression des droits, mais d’agir en façonnant de façon critique et opérante un droit d’auteur travaillé par la réalité des usages et du matériau numérique. Avec Isabelle Vodjdani, venue lors des deuxième rencontres Copyleft Attitude, nous avons rédigé avec l’aide de Mélanie Clément-Fontaine, juriste, la première version de la Licence Art Libre. Elle a été finalisée et mise à disposition du public en ligne en juillet 2000. Jusqu’en 2005-2010 l’activité a été très intense et pas mal de choses ont été réalisées. Des artistes plasticiens, numériques ou non, des musiciens, des écrivains, des designers, etc. utilisent toujours cette licence. En 2007, la version 1.3 a été rédigée pour être explicitement compatible avec la licence copyleft de Creative Commons, (Share Alike + By Attribution).

Vous êtes-vous inspiré de l’expérience de Richard Stallman et Lawrence Lessig ainsi que des Creative Commons ?

Stallman, oui, mais davantage du concept de copyleft que du personnage qu’il représente. Lessig, non : la LAL a été rédigée en juillet 2000, les licences Creative Commons en 2002 et 2004 pour la traduction française. Quand j’ai appris l’existence des licences CC je me suis dit que c’était faire fausse route d’un point de vue politique et culturel que de proposer un panel de licences invitants au libre choix plutôt qu’au choix du libre. Et c’est ce qui s’est passé ! Tout le monde s’est trompé parmi toutes les licences CC sans faire la distinction entre elles. C’est la raison pour laquelle la Free Software Foundation recommande la LAL qui est solide juridiquement, claire et sans ambiguïté.

Elle est aussi plus radicale et se rapproche finalement plus des mouvements copyleft informatiques que des Creative Commons puisque que l’œuvre est libre et celle qui en découlera le sera également.

Je ne sais pas si le mot radical convient. Pour moi c’est une question de cohérence et de juste position. L’erreur d’un certain libéralisme est de penser que la liberté de choix va créer plus de libertés, mais rien n’est moins sûr… Ne pas avoir trop de choix c’est rechercher la justesse d’une forme de liberté malgré, et grâce à la contrainte, ce qui permet de ne pas s’égarer dans l’illusion que plus de choix serait égal à plus de liberté. C’est Michel Ange qui a dit : « L’Art nait de contrainte et meurt de liberté ». Gide a rajouté : « L’Art nait de contrainte, vit de lutte et meurt de liberté ». De ce point de vue, la LAL est restrictive, elle n’autorise pas tout, contrairement à d’autres licences libres plus permissives. Elle pose un interdit, celui d’avoir une jouissance exclusive de ce qui est libre. Je suis plutôt opposé aux licences open source qui sont idéologiquement libertariennes. Je les trouve nuisibles à la liberté. L’idéologie libertaire-libérale est pour moi un dévoiement de la liberté car alors on n’en prend plus soin, on la laisse aller et elle se trouve soumise à toutes les pressions, y compris la sienne propre. D’ailleurs Lessig a été surpris quand il a vu que les trois quarts des gens choisissaient une licence non libre parmi les six proposées. De fait, c’était la peur qui motivait le choix des licences CC, notamment pour les licences « non-commerciales ». Dans ce cas, il vaut mieux ne pas avoir le choix et s’en tenir au copyleft.

En quoi la Licence Art Libre apporte-elle des solutions qui n’existent pas dans l’éventail des des outils juridiques disponibles, comme la notion d’œuvre dérivée ou d’œuvre composite ?  Par ailleurs, quelle est la viabilité juridique de votre licence ? Que se passe-t-il si quelqu’un l’enfreint ? Avez-vous des moyens de coercitions ou le système repose-t-il sur une présomption de bonne foi ?

La Licence Art Libre regroupe et qualifie les œuvres collectives, dérivées ou composites dans une catégorie nommée par nous « œuvres communes » car, précisément, la licence n’entrait pas dans les catégories prévues par le droit d’auteur. Une œuvre copyleft LAL est donc qualifiée d’œuvre commune. Concernant les infractions vis-à-vis de la LAL, il y a eu le cas d’un musicien belge qui a vu sa musique utilisée pour un reportage télévisé. Il l’a su, a demandé à être crédité et l’affaire s’est très vite réglé à l’amiable. Jusqu’à présent il n’y a pas eu de problèmes.

Malgré tout, que se passe-t-il en cas d’utilisation commerciale ? La musique pourrait-elle être modifiée et revendue comme pour le libre ? Être libre mais pas gratuite ?

Oui tout à fait, la Licence Art Libre n’interdit pas le commerce, ce qui est libre n’est pas gratuit. C’est gracieusement mis à disposition. Le commerce est l’objet d’un autre contrat. La LAL n’est pas un contrat commercial mais il est entendu, en pratique, que si je fais commerce d’une photo libre pour en faire des cartes postales, j’ai intérêt à conserver de bonnes relations avec le photographe ; ensuite l’éthique, ou l’intérêt, invite à lui reverser un dividende. Il est très important de distinguer ce qui est libre de ce qui est gratuit. Il faut se souvenir que Gide, dans Les caves du Vatican, essaye de creuser cette question de l’acte gratuit qui consistera, dans le roman, à défenestrer quelqu’un dans un train sans aucune raison. Il faut différencier la gratuité, qui est un acte humainement déraisonnable, de l’acte gracieux qui est « hyper-raisonable ». Pour reprendre la phrase de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ». L’acte gracieux c’est la beauté du geste et l’Art procède fondamentalement de cette économie là. L’économie de l’Art c’est la beauté du geste.

Il y a une autre citation de Pascal sur votre site : « Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien ». Pourquoi est-il important selon vous que la création soit la plus libre possible ? Pourquoi un tel partage ne se fait pas au détriment de l’auteur ?

La question n’est pas qu’elle soit la plus libre possible, ce n’est pas ce vocable là qu’il faut utiliser. « Libre » est un mot piège. Comment l’Art peut-il conserver ses qualités quand il est déterminé par des critères, des valeurs, qui n’ont pas grand chose à voir avec sa recherche de qualité ? Que reste-il de l’Art quand ses qualités reconnaissables ont été abandonnées, volontairement et heureusement par les artistes eux-mêmes ? C’est le propos du livre de Jean Pierre Cometti L’art sans qualité, qui fait référence à L’Homme sans qualité de Robert Musil. L’Art libre est au cœur de ces problématiques là. Il opère un certain abandon de l’objet d’art qui a toujours été valorisé par la rareté et va s’ouvrir à une fabrique d’objets, enrichis par l’usage commun. Wikipédia est une œuvre magnifique à cet égard, d’une beauté es-éthique qui justifie qu’on puisse lui donner le statut d’œuvre d’art. C’est le chef d’œuvre du XXIe siècle naissant, dans sa mécanique, son principe, son mode d’existence, son obéissance à l’écosystème du net… Il y a là un principe de réalité à la fois matérialiste et éthique, un réalisme artistique en fait.

Préambule de la Licence Art Libre 1.3 (LAL 1.3) :

Avec la Licence Art Libre, l’autorisation est donnée de copier, de diffuser et de transformer librement les œuvres dans le respect des droits de l’auteur.

Loin d’ignorer ces droits, la Licence Art Libre les reconnaît et les protège. Elle en reformule l’exercice en permettant à tout un chacun de faire un usage créatif des productions de l’esprit quels que soient leur genre et leur forme d’expression.

Si, en règle générale, l’application du droit d’auteur conduit à restreindre l’accès aux œuvres de l’esprit, la Licence Art Libre, au contraire, le favorise. L’intention est d’autoriser l’utilisation des ressources d’une œuvre ; créer de nouvelles conditions de création pour amplifier les possibilités de création. La Licence Art Libre permet d’avoir jouissance des œuvres tout en reconnaissant les droits et les responsabilités de chacun.

Avec le développement du numérique, l’invention d’internet et des logiciels libres, les modalités de création ont évolué : les productions de l’esprit s’offrent naturellement à la circulation, à l’échange et aux transformations. Elles se prêtent favorablement à la réalisation d’œuvres communes que chacun peut augmenter pour l’avantage de tous.

Votre travail met en évidence le fait que la création s’effectue par strates, un processus renforcé par Internet et le numérique. Quel est selon vous la place de l’user generated content dans la création actuelle ?

La question de l’user generated content va de pair avec celle des métadonnées, du big data et de la richesse que cela représente. Il n’y a pas encore de statut pour toutes ces notions même s’il est en train d’apparaître. À l’occasion d’un symposium au Musée Sursock de Beyrouth sur le thème « L’action d’Art », j’ai présenté la notion de décréation relevée par la philosophe Simone Weil, en la mettant en relation avec le copyleft, l’Internet et le numérique. Selon moi le cœur de la création n’est pas la recréation mais bien un processus de décréation. Ce n’est pas la construction ni la destruction mais, comme le dit Simone Weil, un mouvement de passage qui va faire passer le créé dans l’incréé. Cette idée s’accorde avec le matériau numérique, car l’immatériel retrouve la qualité de l’oralité où les paroles se transmettent de bouche à oreille. À mon sens on est ici dans une forme de « création » artistique qui tend vers un processus de décréation. C’est assez proche finalement de la voie négative (mais non négatrice) de la mystique car le statut du créateur artiste est effacé au profit d’un écosystème qui se trouve là créé et créant. Une nature, une matrice, une Création. Plutôt que de ne porter crédit qu’au seul acte supposé « créateur », l’artiste observe et participe à une création déjà là, déjà créée et déjà satisfaisante qu’il suffit d’accompagner dans la beauté de son mouvement. Dans son livre, La pesanteur et la grâce, Simone Weil conteste que nous puissions être créateur (« Il n’est pas donné à l’homme de créer. C’est une mauvaise tentative pour imiter Dieu »). Nous sommes, au mieux des auteurs, mais des auteurs mineurs (après que nous ayons été consacrés comme auteurs majeurs à la Renaissance avec la mise en place d’un statut privilégié), mais « auteurs mineurs » ne veut pas dire minables. Aujourd’hui nous sommes tous des auteurs mineurs, quelque soient les catégories de fabrication d’objets. Il faut entendre cette qualité de « mineur » comme « mineurs de fond » car nous effectuons tous un travail fondamental au travers des données qui jalonnent nos existences en laissant des traces en ligne, des formes, des contenus, des expressions, des objets, des données, y compris lorsque cela nous échappe. C’est une création qui va vers l’incréé. La mécanique qui se tient derrière ça est fascinante. Sans se substituer au Créateur, tentative et tentation moderniste, nous créons un monde aussi réel et constitué de fictions, d’histoires sensibles. Nous sommes les « oeuvriers » de cette opération. Beuys a pu déclarer dans les années 1950 que chacun était artiste. C’est une observation fondée, il  perçoit cette réalité et il a raison de l’affirmer. Tout le monde est devenu artiste aujourd’hui, c’est un fait accompli. La grande difficulté serait plutôt comment ne pas être artiste, car il n’est plus possible d’échapper à cet « état de l’Art de l’Art ». Il s’inscrit dans le champ culturel avec notamment la participation du public, véritable injonction à créer. Comment continuer alors à être artiste dans ces conditions ? Qui plus est un artiste qui ne se plierait pas à l’identification culturelle mais tiendrait en respect cette pression et soignerait son Art ? Sans doute par une voie négative plutôt que l’affirmation positive culturelle, par l’observation de qualités es-éthiques qui excèdent la seule esthétique du formalisme culturel dominant.

Dans un GIF ou une vidéo pour laquelle on va utiliser une musique et un film trouvés sur Internet, les auteurs originaux sont presque effacés. Dans quelle mesure ces œuvres sont-elles attribuables à ceux qui les ont créées ?

Si vous êtes soucieux du droit d’auteur, il faut que pour chaque contribution à l’œuvre le nom de l’auteur soit mentionné. Dans le cas d’une œuvre commune, il doit s’agir des auteurs dits « conséquents ». C’est de cette façon que nous l’avons défini dans la Licence Art Libre. C’est légitime et permet que les auteurs ne soient pas oubliés. C’est un souci, une attention de plus à porter quand on reprend le travail d’un autre, mais elle est nécessaire. Le copyleft, à la différence des usages « pirates » issus de la gratuité sans vergogne, rappelle de façon paradoxale cette obligation. Nous observons ainsi que les artistes qui comprennent l’esprit du copyleft créditent scrupuleusement les auteurs.

Que devrait-il se passer dans le cas où de nouvelles œuvres reprendraient des éléments protégés par le droit d’auteur ? Quel statut accordé à ces créations reprenant des éléments sous licences ? Faut-il les encourager sans les protéger ou bien doivent-ils être interdits car issus d’œuvres qui, elles, le sont ?

Le droit tel qu’il est s’applique de toute façon, mais on ne sait pas comment il va évoluer avec les discussions autour du domaine public et des biens communs. La durée d’exclusivité des droits de 70 ans post-mortem est bien trop longue à l’heure du numérique et d’Internet. Pourtant en l’absence d’une révision le droit s’applique et génère une contrainte qui, de mon point de vue d’artiste, est intéressante. Dans mes vidéos-poèmes, par exemple, il n’y a aucune musique qui ne soit pas libre copyleft. Je passe du temps à les recueillir et cette contrainte est constructive. Je découvre des musiciens, des musiques, que je n’aurais pas découvert autrement. Ce qui est libre est libre, ce qui ne l’est pas ne l’est pas, je ne me sens pas frustré d’une musique dont j’aurais souhaité avoir l’usage mais qui est protégée. Je ne vais pas chercher à enfreindre le droit. Je fais avec… ce qui est libre.

Dernière question sur le copyleft : dans le choix du terme celui-ci s’oppose évidement à copyright mais il y a un jeu de mot, car copy left c’est aussi la copie laissée, abandonnée. Dans quelle mesure laisser la porte ouverte à toute réutilisation de l’œuvre peut lui faire perdre sa signification ? Que faire alors ?

Dans abandon, il y a don. Cette ouverture est un risque, comme dans toute rencontre. C’est le risque de l’altérité au risque de l’altération. Cela s’est produit avec un auteur de bandes dessinées situé très à gauche politiquement et qui a vu son dessin repris par un site d’extrême droite. Il leur a demandé d’enlever son dessin, mais ils l’ont envoyé sur les roses. Malgré tout, le droit moral, particulier au droit français, peut s’exercer et je ne me souviens plus si l’auteur a réussi à le faire valoir. Il pouvait exiger le retrait de ses images sur le site en question. Mais la question de l’Art ne s’arrête heureusement pas à la question du sens ou du message, car ce serait de la communication. On se trouverait alors face à des œuvres grossièrement « politiques » et qui se rapprocheraient de ce qu’a pu être le Réalisme Socialiste ou ce qu’est maintenant le Réalisme Capitaliste (avec la publicité). L’Art ne peut pas se laisser assujettir par les idéologies, il n’a pas de discours.

Quelle est la question qu’on ne vous a pas posé et que vous auriez aimé entendre ?

J’ai amené un objet pour vous, qu’est-ce que c’est ?

Sculpture n°894, confiée le 5 février 2016 à Paris
Sculpture n°894, confiée le 5 février 2016 à Paris

 

Toutes les illustrations, hormis la photographie d’Antoine Moreau avec la sculpture, proviennent du site d’Antoine Moreau, avec son aimable autorisation.

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