On voit dans vos travaux que vous créez une vraie interactivité avec le public et vous citez même une idée de Duchamp en expliquant que l’œuvre existe parce qu’elle est regardée, que c’est le regardeur qui fait l’œuvre. Dans plusieurs de vos œuvres, notamment les inscriptions dans l’espace public (comme Sens de la visite, 1993/2010, ou Tirez-vous, poussez-vous, 1999-2006), vous semblez questionner le public, l’interpeller, le faire s’arrêter pour réfléchir. Comment vous est venue cette idée et que cherchez vous à questionner chez les gens ?
La perception de la situation. J’aime beaucoup mettre en contact deux ou plusieurs contextes, les faire se rencontrer et voir ce que ça donne pour poser une question à travers cette confrontation au troisième élément qui est le spectateur qui découvre cette situation. Une partie de mon travail est une sorte de mimétisme, de signalétiques ou d’inscriptions. J’ai grandi avec les mots et l’écriture car mes parents étaient graphistes et donc travaillaient beaucoup à partir d’éléments de texte. C’est un des éléments que j’aime questionner, pas uniquement les images mais aussi les mots, ce qui nous conditionne dans notre vie quotidienne : « Suivez la flèche », « N’allez pas par-là ». Le tout premier travail sur ce sujet était à l’école des Beaux-Arts où j’ai rebaptisé la porte d’entrée du Palais des Études.
J’avais mis des fausses plaques en bronze « Institut de beauté » (1988) et j’avais envoyé des cartons d’invitations à la chambre syndicale des maitres coiffeurs. Il y a des gens qui sont venus et qui étaient assez fâchés car il n’y avait rien à voir, c’était un canular, un canular intelligent je pense car il posait la question de la beauté et de ce qu’on enseigne dans une école d’art. C’était une question assez pertinente.
Le deuxième travail que j’ai fait et qui a connu des remous juridiques par la suite, c’était l’histoire du Paradis (1990) qui a été réalisée dans le cadre d’une exposition dans un bâtiment désaffecté de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, où Antonin Artaud et Camille Claudel ont été internés …
Nous étions un groupe d’artistes qui avions fait une intervention dans ce bâtiment à travers des travaux in situ mais aussi à travers des contacts avec le corps médical et un peu avec des patients. C’était le bâtiment des alcooliques qui étaient internés dans un hôpital psychiatrique à l’époque et étaient utilisés comme main d’œuvre bon marché pour la ferme associée à l’hôpital. On voyait dans les salles et sur les murs les conditions de vie de ces pauvres internés avec des lits les uns à côté des autres, les traces de gras de la tête au mur et deux immenses dortoirs avec deux toilettes, des conditions d’hygiène et de vie médiocres. J’ai vu dans ce bâtiment une porte, monumentale dans l’apparence, mais finalement assez petite, peut-être 1 mètre 80 de haut, à deux battants, incroyable, une sorte de ready-made comme chez Marcel Duchamp. Elle était fermée avec une barre métallique depuis très longtemps. Il y avait les traces d’usure sur cette porte, un peu comme celles des saloons dans les westerns, et la barre était complètement rouillée, l’entrée vers les toilettes se faisait par une autre porte. J’ai eu une vision, je me suis dit « J’imagine la porte du Paradis comme ça », une porte monumentale qui nous est fermée depuis très longtemps, et on est de l’autre côté dans la réalité, un endroit complètement décrépi, dans une sorte de misère de l’espace dans lequel on vit, misère métaphorique qui est loin d’être le Paradis.
Vous réalisez l’inscription en 1990 à Ville-Evrard. Etait-ce une œuvre qui avait pour vocation d’être pérenne ?
Elle ne devait pas rester parce que le bâtiment était voué à être restauré. C’est pour ça que j’ai pris des photos avec les moyens que j’avais à l’époque, c’est à dire deux appareils, un petit et un 6/6 qui étaient les meilleures choses que j’avais à disposition, en me disant que la seule trace qui resterait de ce travail seraient les photos. L’œuvre c’est l’inscription du mot Paradis sur le mur décrépi au-dessus de la porte et j’ai essayé de me fondre dans le contexte : les lettres sont écrites à l’ancienne, écaillées, j’ai essayé de protéger les écailles de la peinture qui partaient déjà, puis de mettre très prudemment la peinture dorée et j’avais même ajouté de la feuille dorée avec une patine pour complètement fondre cette inscription dans le contexte du mur décrépi. J’ai pris des photos. L’année d’après j’ai eu une petite exposition dans une galerie, j’ai eu l’occasion de faire un petit dépliant et j’y ai mis une des photos. Des années après un ami me dit « Je crois que j’ai vu ton œuvre dans un film documentaire sur une photographe », une artiste très connue qui navigue dans un milieu très différent : on est tous les deux des artistes mais c’est une personnalité qui est très reconnue, qui a beaucoup de moyens, qui a été la photographe officielle de Chirac. Je suis un artiste plus expérimental, avec des moyens de production très différents. Donc on me parle de ce documentaire sur lequel je n’ai pas pu mettre la main, mais j’ai vu le livre qui a été publié sur ce travail de photographies où elle a pris des histoires de la Bible qu’elle a mises en scène dans des lieux divers, le plus souvent désaffectés, des anciennes usines, des bâtiments comme celui de Ville-Evrard. Elle met en scène des moments de la Bible avec des jeunes gens plutôt séduisants car elle travaille beaucoup avec des modèles du monde de la mode.
Je découvre deux photos dans lesquelles mon œuvre est utilisée intégralement. Ces deux photos font partie d’un triptyque. Ces trois photos font sens à cause de mon œuvre, mais elles en déforment le sens. Il y a sur la première photo une jeune femme nue qui cache pudiquement son sexe et derrière elle la porte, et au-dessus l’inscription « Paradis », donc évidemment c’est Eve chassée du Paradis. Au milieu, il y a une allusion au Nouveau Testament, la Vierge Marie et à droite une femme âgée dans une pose un peu comparable à la jeune femme devant la porte du Paradis, et l’inscription a été vieillie encore un peu plus comme s’il y avait encore plus de temps qui était passé. Le triptyque s’appelle La Nouvelle Eve, il y a une sorte de mélange entre Ancien et Nouveau Testament et entre le péché d’Eve, raison pour laquelle elle a été chassée du Paradis et la virginité de la Vierge, un mélange un peu bizarre. Je vois sur l’œuvre d’une artiste mon œuvre, du coup je me dis qu’il y a un problème de droit d’auteur. Je contacte une avocate qui est spécialiste en droit d’auteur et que j’avais rencontrée à l’époque de l’école des Beaux-Arts, Agnès Tricoire, et on écrit à l’éditeur pour lui dire que le travail d’un autre artiste est présent sur l’œuvre de la photographe et qu’il s’agit juridiquement d’une contrefaçon. J’avais l’impression qu’il y avait une certaine arrogance dans sa réponse : « Prouvez que vous êtes artiste, que vous l’avez fait ». J’apporte des preuves, des témoignages de gens qui m’ont vu faire, mon enseignant de l’école des beaux-arts qui est quand même Christian Boltanski donc quelqu’un d’assez reconnu. Devant le refus de reconnaître mes droits, nous sommes contraints de saisir le tribunal. J’ai l’impression que cette photographe ne voulait pas accepter qu’elle devait quelque chose à quelqu’un d’autre, à un autre artiste, c’était presque une question d’honneur. Enfin, c’est une supposition. Il y a eu plusieurs étapes de procès avec des arguments très intéressants.
L’arrêt Paradis va consacrer l’art contemporain en tant que forme d’art protégeable. Etait-ce un but quand vous avez voulu porter l’affaire au tribunal ?
Je crois que la définition du tribunal est bonne. Quand il s’est avéré qu’il y allait avoir un procès je n’avais pas le choix. Si je n’avais pas osé aller devant la justice cela aurait voulu dire que « j’abandonnais cette œuvre ». C’est comme si les photos de la photographe étaient devenues l’œuvre et que je ne pouvais plus montrer ni mon installation ni les photos de mon installation (qui sont une deuxième existence de l’œuvre). C’est comme si elle avait pris la paternité, ou plutôt la maternité de l’œuvre. Je ne pouvais pas laisser passer ça car c’est mon œuvre, je sais ce que j’ai fait. En plus dans ce cas précis j’avais intuitivement l’impression que c’était une œuvre juste et forte, que quelque part j’avais touché à quelque chose de fort et je ne voulais pas lâcher ça. On est allé devant le tribunal, évidemment j’avais une trouille pas possible, je n’ai pas du tout les moyens de cette personne, donc j’ai fait confiance à mon avocate en espérant qu’elle soit bonne. Elle a été très bonne et il y a eu des étapes différentes et des échanges d’arguments que j’ai trouvé extrêmement intéressants.
Première chose : prouvez que vous avez fait l’œuvre. J’ai apporté des preuves, des témoignages. Deuxième chose : le mot que vous avez choisi appartient à tout le monde : les mots ne sont pas protégeables donc l’œuvre n’est pas protégeable. Troisième argument : la typographie utilisée n’est pas votre invention, donc elle n’est pas protégeable. On peut discuter là-dessus car même si je me suis appuyé un peu sur Times, j’ai dessiné les lettres de fait ce n’est pas une copie conforme. Quatrième argument : ils ont mesuré la taille de l’inscription pour conclure que l’inscription ne faisait que tel pourcentage de la surface entière de la photo et qu’il s’agissait donc d’un élément négligeable. Je me suis amusé et j’ai trouvé des exemples dans l’histoire de l’Art de tableaux où un tout petit élément, un seul pour cent de la surface du tableau donne son sens à la toile toute entière (c’est le cas de La femme à la puce de George de la Tour). J’ai pris des tableaux classiques et des exemples plus contemporains. Le deuxième élément a été la recherche de texte dans un tableau. Il y a par exemple Rembrandt avec l’apparition de la parole divine avec un mot hébreu (Le festin de Balthasar). Si on cache cette partie du tableau il n’a plus de sens parce que la partie cruciale qui porte le sens a été enlevée. Enfin, l’argument le plus incroyable pour moi de la part d’une autre artiste, et d’une galerie connue sur la place de Paris, est que je n’avais pas fait œuvre car ce n’était qu’une idée. C’était disqualifier mon œuvre comme juridiquement non protégeable. Nous menions donc un combat qui nous dépassait, qui concernait le genre d’art que je pratique et peut intéresser tous les artistes qui pratiquent des formes minimales.
Le procès est une expérience à la fois intéressante et extrêmement éprouvante. J’ai dû affronter le tribunal, nous avons gagné, puis la Cour d’appel, saisie par la photographe et sa galerie, nous avons encore gagné, puis la Cour de Cassation, encore saisie par les mêmes, et nous avons encore gagné. Il y a également des éléments dans la formulation qui sont assez incroyables : il y a évidemment les textes de loi, tout est très argumenté, mais après il y a une façon très pernicieuse de dénigrer l’autre et de le rabaisser : on parle d’appât du gain, de ce genre de choses. Durant la procédure je n’avais pas du tout de considérations pécuniaires, j’étais en train de récupérer la paternité de mon œuvre, de remettre la main sur quelque chose qui m’appartenait parce que je l’avais créé, j’espérais simplement qu’on me donne raison. Psychologiquement c’est très dur, il y a quelque chose de l’ordre de la guerre psychologique. Après, avec le temps j’ai compris comment me protéger contre ça. J’ai lu les textes et répondu à la troisième personne : « Monsieur Gautel » était devenu une sorte de personnage dans un scénario et ça m’a permis de me mettre à distance. C’était un scénario qui était en train de se jouer et d’être écrit au fur et à mesure des étapes. Il y avait des avocats très connus de l’autre côté, par moment j’avais l’impression que c’était David contre Goliath, et j’aime beaucoup dire ça, mon avocate, Maître Tricoire était ma fronde.
Par rapport au ready-made et à ces œuvres où l’apport est minime, on peut se demander quand est-ce que l’œuvre devient œuvre pour vous, à partir de quand existe-t-elle et mérite-t-elle d’être protégée ?
Je crois qu’il y a une confusion avec le terme « art conceptuel ». On a tendance à penser que l’art conceptuel est une idée seule, mais quand on regarde les œuvres il y a toujours une matérialisation de l’idée. Toujours, ne serait-ce que sous forme de texte qui raconte un mode d’emploi comme Yoko Ono qui dit de se mettre sur une échelle et de regarder le ciel. Elle a formulé la chose, l’a mise en page et écrite sur un papier, il y a donc bien matérialisation de la chose. Si je dis que j’aimerais bien faire une inscription sur un mur au-dessus d’une porte délabrée avec le mot « Paradis » ce n’est pas une œuvre, si je le fais ça le devient. Dans l’arrêté les deux choses principales sont que l’œuvre exprime la personnalité de l’artiste qui est l’expression de son propre rapport au monde, de sa subjectivité. La deuxième chose c’est la matérialisation, et je crois que la définition est très claire. Quand on pense à un des artistes qui a complètement révolutionné l’art au 20ème siècle, Marcel Duchamp, et qu’on regarde chacun de ces ready-mades, il n’y en a aucun ou il n’y a pas de transformation. Soit il y a de l’assemblage, soit il a tourné les objets, les a mis ailleurs : un porte manteau est posé par terre, ainsi il en change l’axe, il lui donne un titre et ça devient « trébuchoir » ; le pissoir devient une « fontaine », il l’a retournée, l’a signée. Il y a plusieurs actions sur l’objet lui-même qui le placent dans le contexte artistique en en changeant le sens et le regard que nous portons sur l’objet, qui devient autre chose par l’intervention de l’artiste.
Il n’y a pas de différence entre l’art conceptuel et l’Art : l’Art est toujours conceptuel. Il y a la forme, il y a l’idée, et entre les deux il y a toujours un dialogue, quelquefois la forme est plus importante que l’idée, quelquefois l’idée est plus importante que la forme. Parfois l’un est là avant l’autre, parfois la forme peut être le point de départ pour quelque chose de très conceptuel, je pense par exemple à François Morellet qui part de la géométrie et crée des œuvres riches de sens et très drôles, tragicomiques, mais qui partent de lignes. Il part d’un carré, il tire des lignes à l’intérieur du carré, c’est un artiste conceptuel qui part de la forme pour arriver au sens. Moi je me vois plus dans l’autre sens, je pars du sens et j’essaie de trouver la forme équivalente à ça. Je crois que l’art est toujours conceptuel, dans le choix de ce que nous voulons montrer aux autres il y a déjà un choix conceptuel : je vous dis que je vous montre ça et pas autre chose. Même un photographe fait des choix de cadrage et peut produire des images conceptuelles ; un dessinateur encore beaucoup plus car il peut omettre et souligner d’autres choses, il peut mélanger l’imagination et le réel : l’art est conceptuel. Je crois que l’arrêté est très juste car il dit : le travail de l’artiste c’est ça, et la démarche du 20ème et du 21ème siècle est en continuité, il n’y a pas de rupture. On est dans une continuité avec l’histoire de l’Art et quand je parle de mon travail les références artistiques ne sont pas limitées aux dix dernières années : c’est Rembrandt, Goya, l’art égyptien… On est une grande famille, c’est un hasard qu’on soit né à une certaine époque et pas à une autre mais il y a des idées, des formes qui traversent les siècles, le dialogue est ouvert, pas limité aux gens qui vivent à la même époque. On dialogue à travers les siècles aussi.
Vous avez réalisé l’installation Paradis en 1990 et les procès se sont terminés en 2008. En prenant du recul quel a été l’impact de cette affaire sur votre création et votre parcours artistique ? Est-ce que vous avez conscience de la portée que cet arrêt a eu dans le domaine de la propriété intellectuelle ?
Oui, oui, bien sûr ! On m’en parle, il y a des publications, des commentaires, mais je ne suis pas sûr que dans le milieu de l’art on se soit vraiment rendu compte de l’importance de cet arrêt. Il est plus connu dans le monde juridique, il me semble. Pour moi personnellement il n’y a pas vraiment eu de changement ; si ce n’est que ça m’a encouragé à continuer dans mon propre travail.
Pour retrouver la première partie de notre rencontre avec Jakob Gautel, c’est ici!
Toutes les illustrations, hormis la photographie de Jakob Gautel avec le Détecteur d’anges, proviennent du site de Jakob Gautel, avec son aimable autorisation, © Jakob Gautel / ADAGP.