Tout a commencé par l’étude d’un arrêt de la Cour de Cassation daté de 2008. Un mot, « Paradis », était au centre des débats. Méritait-il d’être protégé par le droit d’auteur ? Plus exactement une inscription scripturale particulière apposée sur un mur choisi par l’auteur était-elle protégeable alors qu’elle reprenait un mot accessible à tous ? Derrière ces questions de droit apparaissait un nom, celui de Jakob Gautel. L’idée a alors germé de retrouver la personne cachée derrière ce nom et de raconter son histoire et son parcours, qui ne pouvaient être uniquement définis par une simple décision juridique, fût-elle de la Cour de Cassation. Ainsi nous pensions que nous pourrions non seulement découvrir l’œuvre et la personne de l’artiste, mais aussi revenir avec elle sur sa vision de l’affaire telle qu’elle fût vécue humainement. Enfin, nous pourrions l’interroger sur ses opinions concernant la protection de l’Art par le droit.
C’est accueilli par l’odeur du clou de girofle provenant d’un plat mijotant sur le feu que nous rencontrons Jakob Gautel, dans son atelier-logement parisien. Dans une atmosphère sereine, bercés par un rayon de soleil automnal traversant la vitre, nous discutons entourés de livres, de musiques, et d’un ensemble d’objets hétéroclites parmi lesquels nous retrouvons rapidement d’anciennes œuvres des deux artistes habitant là. Une plume, une lampe, une photo, chaque meuble semble être un témoignage de leurs créations, un souvenir de leur travail. Jakob Gautel est né en Allemagne, avant de venir à Paris étudier à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Il expérimente diverses formes de création, alliant la photographie à la performance en passant par la vidéo. Son œuvre interroge tout à la fois l’illusion, notamment la façon dont l’image peut venir troubler la réalité ou la modifier, mais aussi la mémoire, collective ou individuelle. Si chez lui la fixation des émotions, souvent teintée de nostalgie, joue un rôle majeur, deux constantes réapparaissent régulièrement dans son travail : un lien fort avec le public, qui participe régulièrement à la création de ses projets, mais également la volonté d’être présent pour le plus grand nombre, au travers d’inscriptions scripturales présentées dans l’espace public. Ce fût le cas de « Paradis », œuvre réalisée à l’occasion d’une exposition dans l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard en 1990 et qui sera à l’origine d’un important contentieux en propriété littéraire et artistique. La reconnaissance de cette œuvre par la Cour de Cassation marque une avancée réelle pour la protection de l’art contemporain.
Cet entretien a eu lieu le 13 novembre 2015 dans l’après-midi, quelques heures avant les attentats au Stade de France, au Bataclan et dans les cafés et bars autour de la place de la République. Après réflexion et concertation avec Jakob Gautel, nous avons décidé de ne rien changer au contenu de cet entretien, sentant qu’après les attentats, certains passages se liraient peut-être sous un éclairage plus intense.
Comment vous est venue votre vocation d’artiste ? Quel est le procédé de création que vous utilisez et comment matérialisez-vous et exploitez une idée ?
Concernant ma vocation d’artiste, je crois qu’on a quelque part en soi un besoin impérieux de s’exprimer. J’ai grandi dans une famille d’artistes donc je voyais que cela existait en tant que profession au-delà de la vocation, même si on ne peut pas forcément bien en vivre. Le procédé de travail c’est le besoin de s’exprimer sur des choses qui nous arrivent, qu’on voit, qu’on vit, et de leur donner une forme plastique. Je ne suis pas écrivain, pas musicien, mes moyens sont visuels essentiellement, audiovisuels quelquefois avec de la vidéo. C’est la question la plus difficile, elle est sans fin : essayer de comprendre comment on fonctionne à l’intérieur de soi. Il y a toujours le rapport à l’autre : on ne s’exprime pas pour soi-même mais pour communiquer avec l’autre sinon on écrirait un journal intime et on le mettrait sous verrou. Le besoin de communiquer sur sa perception et son expérience du monde est au départ du travail de l’artiste.
J’emploie des médiums assez différents mais je crois qu’il y a un fil conducteur qui est la question de ce qu’on voit, de ce qu’on veut voir et comment on veut se projeter dans les images. J’explore ça de manières très différentes. La création de mon site web1 était très importante car pour la première fois j’ai vu sur une page un aperçu de 25, 30 ans de création. En fait, je me suis aperçu que les questions sont toujours un peu les mêmes. Évidemment il y a des techniques similaires comme la photo, la vidéo, les installations, parfois la performance, mais il y a surtout des thématiques qui reviennent et que je traite de nouveau avec une distance, à une autre occasion, dans un autre contexte. J’ai l’impression d’être en train de tisser, de tricoter une sorte de tissu, qui n’est pas un tissu de mensonges, mais j’espère un tissu de vérités, même si c’est une vérité subjective. Tout ça devient une sorte de maille, de tressage de sens au fil des années. Chaque œuvre est une tentative de réponse à une question, peut être toujours à la même question, mais d’une manière un peu différente. Peut-être qu’il ne s’agit même pas de répondre, mais de poser la question un peu autrement.
Tout votre travail tourne autour de cette idée d’apparence, de comment celle-ci peut être trompeuse, et comment on peut la falsifier. Avez-vous toujours voulu jouer avec cette apparence ?
Je crois que c’est vraiment une des premières choses dans mon travail : ce que je vois, ce qu’on me fait voir est-il réel ? Quelle est la teneur de réalité là-dedans ? J’ai pensé assez vite à remettre en question les images préfabriquées auxquelles on est confronté. C’est le cas de mon travail sur les portraits hollywoodiens que j’ai retouchés pour enlever les cheveux (Nues, 1991-1994). Je confronte deux réalités historiques qui étaient simultanées, mais dans des contextes très différents, voire même trois : les photos hollywoodiennes, le fait de tondre des personnes dans les camps en Allemagne, et des femmes en France à la fin de la guerre. J’essaie de créer des confrontations entre ces contextes à travers l’image. Je pars parfois d’images préexistantes, ou j’invite des personnes à participer à la création d’images, ce qui était le cas avec l’important travail sur Maria Theodora (1996/97-2005), ou les images du héros de la guerre des Dardanelles en Turquie (Héros des Dardanelles, 2012), ou le travail très récent sur la perception de la justice (Justice(s), 2014-2016, avec la juriste Alexandra Bensamoun, CERDI, université Paris-Sud / Paris-Saclay) avec un ensemble de personnes ayant un lien avec la justice. C’est une réflexion sur le statut de l’image et comment l’image contribue à une construction d’identité.
C’était très fortement le cas avec Maria Theodora, une image historique réincarnée par des modèles différents…
Quelque part cela questionne le statut et la fonction de l’image même. On est dans une culture qui est inondée d’images, on est constamment en train de pondre, de transpirer, de produire des images à travers les selfies, instagram, les réseaux sociaux. L’image devient une sorte de preuve du fait que quelque chose a eu lieu. S’il n’y a pas d’images de l’événement c’est qu’il n’a pas eu lieu, il acquiert une véracité à travers l’image. Cela incite les gens à créer des évènements pour pouvoir réaliser des images, ou créer des images pour faire croire aux évènements. On est dans une soumission presque de l’ordre de l’esclavage comme si on ne pouvait pas exister sans images. Les politiciens jouent beaucoup avec ça depuis le 20ème siècle. Dans ma performance Big Brother (2011) par exemple, je parle du paradoxe de se faire piéger par l’image. On est dans la surveillance par une image. La soumission. Il faut questionner ce statut de l’image et repenser la question du sens, dans quelle mesure une image fait sens, et je crois que dans mon travail je le fais de deux manières différentes : je questionne le sens d’images préexistantes, ou bien l’identité des personnes en créant de nouvelles images avec eux.
On se rend compte que le public prend une grande place dans vos travaux, que ce soit dans les Héros des Dardanelles ou quand vous envisagez la question de l’espace public qui est fait pour que le public y prenne place. Cette relation au public est-elle une constante à vos yeux ? Pouvez-vous concevoir l’art sans public ?
Je crois que quand on est artiste on veut communiquer, donc le public est nécessaire. La participation du public à la genèse d’une œuvre n’est pas forcément une constante. Il y a des œuvres que j’ai faites pour moi, dans mon coin, car je ressentais le besoin de le faire, mais il y a toujours l’importance de montrer ce travail. Une œuvre qui n’est pas vue peut être une œuvre mais elle est morte, hors il faut qu’une œuvre vive, qu’elle soit vue. Après il y a la question de la participation des gens, il y a des œuvres qui ont besoin de cette participation, pour lesquelles ça fait partie de l’idée même de la conception de l’œuvre. Quelquefois il y a des traces de cette participation où l’œuvre existe parce que les gens participent. Après il y a des œuvres où je suscite une réaction comme les autocollants Réservé aux sans-abri (1991), mais ce n’est pas la réaction qui est l’œuvre, c’est le fait de susciter la réaction qui l’est.
Toutes les illustrations, hormis la photographie de Jakob Gautel avec le Détecteur d’anges, proviennent du site de Jakob Gautel, avec son aimable autorisation, © Jakob Gautel / ADAGP.