Rencontre avec Jakob Gautel 3/4 : Rôle du public et engagement

On a parlé de votre rapport au public, mais ce qu’on n’a pas dit c’est la tendresse qui émane de certaines de vos œuvres envers les gens et notamment dans la « machine » à créer des cartes de visite (Cartes de visite, 1993) qui permettent de redonner une identité aux gens. Cela se sent, c’était une installation très émouvante. C’était dans un refuge donc installer cette machine dans ce lieu témoigne d’une vraie tendresse, mais aussi sur les inscriptions, notamment sur les bancs qui portent des bribes de conversations qui sont très émouvantes, ces conversation perdues (Vagues à l’âme, 2014). Quel est votre lien au public dans la façon dont vous voulez lui faire partager des choses ?

Je suis très touché. Le mot tendresse me touche beaucoup. Je crois que c’est assez juste. Les œuvres dont vous parlez sont en grande partie dans l’espace public ou ont été déclenchées par l’espace public. Il y a une évolution de la société en général et qui s’exprime par l’utilisation de l’espace public qui va à l’encontre de ce que vous dites, de la tendresse. La tendresse c’est être à l’écoute de l’autre, lui faire confiance, ne pas le prendre comme un ennemi mais comme un être humain qui partage à un moment donné le même espace et le même temps que vous ; et je pense que depuis quelques années avec la crise des migrants en Europe ou la situation des SDF on est dans une société ou on a peur, peut-être avec raison parce que le monde est instable. Cette stabilité des « Trente glorieuses » est en train de s’effriter, cela est aussi dû au fait que l’Europe était un espace un peu clos et leader qui bénéficiait encore des effets du colonialisme, de la richesse accumulée à travers l’histoire des 18ème, 19ème et 20ème siècle. Des certitudes partent et du coup la peur est une des réactions qui est renforcée par certaines tendances politiques d’extrême droite mais pas seulement. Je pense que d’une certaine manière ce n’est pas comme ça qu’on va résoudre les problèmes, en considérant l’autre comme le barbare, pour parler avec Cavafis, le poète grec, mais en le considérant simplement comme quelqu’un qui vient d’ailleurs, qui a peut-être une autre culture, mais qui est un être humain et qui a des choses intéressantes à nous dire quant à sa vision et son expérience du monde, donc je pense que le partage est plus intéressant que le conflit. Effectivement je pense que l’espace public est en train de changer pour des raisons de sécurité, par exemple le terrorisme joue avec ça et essaie de casser une sorte de confiance de base qu’il y a dans nos sociétés occidentales, républicaines et démocratiques en semant la peur.

Cartes de visite, 1993
Cartes de visite, 1993

Je crois qu’il faut faire confiance. Dans la série sur la justice il y a deux personnes que j’ai rencontré à travers un autre projet avec des habitants de HLM (Entre !, 2013), leur bâtiment est face à la rédaction de Charlie Hebdo, et ils ont vu les attentats. Une des habitantes était même dans la rue quand les terroristes sont sortis ; elle a vu le policier se faire abattre et a été traumatisée. Quand j’ai posé la question de la justice, les réponses étaient d’une grande justesse : Nadarajah, le cuisinier du Sri Lanka a parlé de la laïcité avec des mots très simples mais avec une clairvoyance incroyable en disant qu’il faut qu’on vive ensemble, et en se demandant pourquoi on se ferait la guerre juste parce qu’on appartient à des religions différentes.

Il y a aussi un autre aspect dans l’espace public, une sorte de recul de l’Etat pour des raisons budgétaires, donc le privé prend de plus en plus de place et cela change l’espace public. Cela crée des situations dans lesquelles on ne fait plus confiance. Il y a par exemple des villes dans lesquelles il y avait des passages entre les rues comme à Lyon, ou à Paris les cours où l’on pouvait rentrer, sauf que tout ça devient de plus en plus privatisé avec les codes. Le mobilier de l’espace public empêche de plus en plus les SDF de stationner ou de s’allonger, alors qu’il y a de plus en plus de SDF parce que la société ne fonctionne plus comme avant. Il y a énormément de boulot mais je crois qu’une des choses à laquelle il faut repenser c’est la tendresse, tendre la main. Une des premières photos de cette série sur la justice c’est un jeune homme qui était devenu SDF malgré lui, mais tout le quartier a été solidaire avec lui, il y a eu une sorte d’élan pour ne pas le laisser sombrer qui est assez incroyable.

Justice(s), 2014-2016
Justice(s), 2014-2016

Je crois qu’il faut faire attention : nous sommes face à des idéologies qui viennent de bords très différents, avec des justifications très différentes : il y a d’une part cette mise en conflit pour des raisons religieuses, culturelles. D’autre part pour des raisons économiques aussi en disant qu’on veut protéger notre espace européen. Enfin, l’idéologie liée à cette vision néolibérale du capitalisme dans laquelle l’autre est considéré comme un concurrent, un ennemi qu’il faut éliminer. Les télé-réalités fonctionnent là-dessus. Il faut « nominer » l’autre, c’est à dire l’éliminer. Je crois par rapport à ça que je suis très critique car une société ne peut pas fonctionner comme ça, on ne peut pas constamment considérer l’autre comme un concurrent et essayer de l’éliminer sinon le monde devient un « Ego Shooter » ou « First-Person Shooter », c’est-à-dire un jeu vidéo où l’on doit tuer tout le monde. Les catastrophes aux USA avec des jeunes gens qui tuent 15-20 personnes ressemblent un peu à ça : ils pètent les plombs parce qu’ils ont grandi dans un monde comme ça. Je crois que c’est important d’introduire ces éléments de réflexion dans l’espace public.

Pour revenir sur ce que je disais, j’ai une place très marginale sur le marché de l’art, ce qui est très dommage pour la création de projets ou des occasions d’expositions. Je finance mon travail artistique par l’enseignement parce que je ne peux pas vivre de ma vocation. Mais en même temps des projets comme ceux dans l’espace public ou avec des habitants de HLM sont pour moi très importants car la question du sens se pose vraiment. Je travaille pour les participants, et ensuite pour le public, même si c’est une exposition dans une mairie ou dans une médiathèque.

Donc vous diriez que votre art est engagé car il cherche à bousculer la société. Vous donnez des cours à l’école d’architecture de Paris-la Villette, on peut y voir la volonté de s’engager sur le terrain en formant les futurs architectes à prendre plus en compte l’espace public qui est un lieu d’échanges, alors qu’aujourd’hui on essaie plutôt d’éviter les regroupements, d’éviter les lieux qui pourraient attirer du monde.

Je ne suis qu’artiste, pas président ou chef d’une multinationale, mes moyens sont donc très limités. Je crois que le bon côté de l’enseignement est de pouvoir s’adresser à une autre génération. A l’école d’architecture j’ai proposé un cours sur l’art dans l’espace public dans lequel nous finissons par des interventions dans cet espace. Des étudiants par groupe de quatre ou cinq font de très beaux projets. Et c’était magnifique, on s’est éclatés. Pour moi ça fait partie de l’engagement, mais si c’était un peu mieux payé et un peu plus respecté, ça ne serait pas mal …

Vous faites des choses très engagées, quand on voit par exemple votre travail en Indonésie sur les tee-shirts avec le rendez-vous et des cibles dans le dos (Rendez-vous !, 1996) c’est une forme d’engagement très forte.

Et très politique.

C’était une action dans l’espace public, avec le soutien du Goethe-Institut et du Centre Culturel Français de Jakarta, en Indonésie, en mai 1996. On a organisé un rassemblement de plusieurs centaines de personnes, portant tous le même tee-shirt avec « Rendez-vous ! » écrit sur le devant et une cible imprimée sur le dos. C’était bien avant Facebook, Twitter, et le Printemps arabe. Un flash-mob politique avant l’heure ! On a fait circuler l’information avec des petits dépliants, pliés comme des cocottes, comme un jeu d’enfants, mais avec un message subversif à l’intérieur.

Dans le contexte d’une dictature comme celle de Suharto en Indonésie à l’époque, l’expression « on est ciblé » (par la pub, par la manipulation des médias, par la surveillance etc.), qu’on entend souvent, prend un tout autre sens … En 1998 Suharto a été contraint de démissionner. Peut-être, à une échelle toute modeste, mon action a contribué à encourager les gens à s’opposer au régime ? C’est une action dont je suis très fier, et pour laquelle j’ai eu très peur. J’avais la responsabilité pour des centaines de personnes ! Mais ça s’est bien passé, et tous les amis indonésiens m’avaient encouragé à la faire. Quand je suis retourné l’année suivante, le gardien du Centre Culturel portait toujours mon tee-shirt, complètement délavé, à force de le porter tout le temps.

Rendez-vous!, 1996
Rendez-vous!, 1996

 

Une action politique, comme pour les étoiles sur le drapeau européen. Il y a donc une dimension politique dans votre travail ?

Parfois oui… Pas toujours, je ne dirais pas que je suis systématiquement un artiste politique, au contraire je suis quelqu’un de très timide et intériorisé mais par moment je n’en peux plus, il me faut réagir avec les moyens que j’ai à ma disposition. Par rapport au drapeau européen, il y a eu plusieurs travaux, des actions, performances, détournements, dont deux réalisés en Grèce avec mon ami Jason Karaïndros (Europa ?!, 2013, et Europe – à double tranchant, 2015). Jason est grec, je suis allemand – le couple européen impossible ! Et on est tous les deux au fond pour l’idée de l’Europe, mais assez désespéré de l’évolution de cette belle idée.

L’habitat est également important pour vous et sur votre site notamment. Vous faites participez des gens et essayez de transformer l’habitat dans lequel ils vivent ou de le mettre en perspective. Vous parlez par exemple de la cité idéale telle qu’on la construit dans les années 1960 et vous la mettez en parallèle avec aujourd’hui (Ville nouvelle ?, 2010). Cela occupe une vraie dimension aujourd’hui pour vous cette question d’habitat et d’espace social ?

Oui, et peut-être mon attention sur ce point est devenue plus grande depuis que j’enseigne à l’école d’architecture. C’est aussi le fruit de hasards. Vous faites référence aux interventions à Montbéliard, c’est un centre d’art qui m’avait invité, le 19, donc rien à voir avec l’enseignement à l’école d’architecture. Toutefois, cet enseignement m’a sensibilisé à ces questions. Je crois que l’habitat est une question d’espace comme l’espace public, en ça, le rôle des architectes est important : créer des espaces qui rendent possible des choses au lieu de les empêcher. Actuellement on est plutôt dans l’empêchement ou dans les balises, dans la segmentation.

L’autre jour avec les étudiants de troisième année suivant mon cours d’art public, on est allé place de la République qui a été réaménagée de manière très simple : avec un pavé lisse pour faire du roller et un mobilier public fait en poutres assemblées. La place est vide, ils ont enlevé les voitures qui tournent autour, et pourtant elle est extrêmement vivante, même sans aménagement spécifique, justement parce que toutes sortes de choses peuvent se faire sur cette place. J’en parlais avec des collègues architectes de cette importance de créer des espaces ouverts, multifonctionnels et pas à usage unique. C’est très important. L’art aussi, une bonne œuvre d’art doit avoir ces qualités-là, rester ouverte et ne pas être refermée sur un seul sens ou une seule forme.

Pour retrouver la première partie de notre rencontre avec Jakob Gautel, c’est ici!

La deuxième partie consacrée exclusivement à l’arrêt « Paradis » est !

Toutes les illustrations, hormis la photographie de Jakob Gautel avec le Détecteur d’anges, proviennent du site de Jakob Gautel, avec son aimable autorisation, © Jakob Gautel / ADAGP.