Vous avez réalisé deux performances autour de l’urinoir de Marcel Duchamp (L’urinoir Duchamp-Pinoncelli, 1917-1993): quel est votre rapport à cet artiste, et plus particulièrement à cette œuvre ?
L’urinoir, c’était un peu ma grande baleine blanche : je l’ai poursuivi toute ma vie, dans tous les musées du monde, avant de pouvoir finalement l’approcher. Pourquoi cette œuvre en particulier ? On a tendance à oublier la charge provocatrice contenue dans l’objet même de l’urinoir : Duchamp déclarait lui-même avoir choisi l’objet le plus repoussant dans un geste de défi, pour montrer à tous que son ready-made était en fait du non-art. Il serait probablement choqué de constater le prix de son œuvre aujourd’hui. A cette provocation obsédante s’est ajoutée une certaine dimension sexuelle : après avoir enfin réussi à accomplir mon geste au musée de Nîmes, je voyais l’urinoir gisant par terre comme un corps après l’amour ! Pour me préparer, j’ai passé des semaines à étudier le passage des gardiens : j’avais calculé qu’en y passant une journée entière, je trouverais forcément un intervalle d’au moins trente secondes pour agir. Après avoir attendu plusieurs journées, j’ai fini par trouver le bon moment, sans trop de monde : j’ai frappé l’urinoir au marteau, avant d’uriner dedans. J’avais même testé différentes eaux minérales pour déterminer laquelle donnait le plus vite envie d’uriner ! J’avais demandé à l’AFP de venir, mais une fois sur place ils n’ont pas voulu rester. Ils craignaient d’être jugés complices, car je ne les avais pas prévenus que j’avais l’intention de le casser. Beaucoup de gens m’ont d’ailleurs demandé pourquoi je ne m’étais pas contenté d’uriner : mais dans ce cas il aurait suffit d’un simple coup de serpillère pour prétendre qu’il ne s’était rien passé ! Pour finir, je suis sorti en me débarrassant du marteau et très vite la police est arrivée.
Vous aviez eu l’occasion de prévenir Marcel Duchamp de ce que vous comptiez faire…
A New York, quelques jours après la performance de l’homme bleu, je lui avais dit que je ferais forcément quelque chose avec l’urinoir, dans le but de le ramener à sa fonction première. Il m’avait alors encouragé à le faire, avec un grand sourire : j’avais la bénédiction de Duchamp ! Et pourtant, quelques années plus tard, quand le même urinoir a été exposé au Centre Pompidou, la présentation de l’œuvre ne portait aucune mention de mon apport – j’ai donc écrit au commissaire de l’exposition pour lui expliquer que j’allais être obligé de recommencer mon geste, puisqu’on avait rafistolé mon objet.
Considérez-vous que vous étiez désormais coauteur à part égale avec Marcel Duchamp ? Dans ce cas cela signifierait-il que la destruction est pour vous une forme paradoxale de création ?
J’ai expliqué en effet qu’il y avait une sorte de parité, qu’il s’agissait d’une œuvre qui avait désormais deux auteurs. D’un côté il y avait l’urinoir originel de Duchamp, et de l’autre côté mon apport personnel apporté par la destruction. Cette idée m’est un peu passée, finalement, même si j’ai toujours un urinoir portant nos deux signatures ! Je considère que j’ai fait avancer l’œuvre, puisque l’urinoir attendait mon geste depuis sa création : le fait d’uriner était compris à l’avance dans l’œuvre d’origine. Il y a bien eu un apport, une nouvelle œuvre : parmi tous les urinoirs conçus par Duchamp, il n’y en a qu’un seul qui porte ma trace ! C’est ce que j’ai expliqué lors du procès : même si l’on considère qu’il y a eu un fait délictuel, il faut reconnaître que j’ai fait de cette œuvre un nouvel original, puisqu’elle porte en sa mémoire la trace de mon passage, au-delà des réparations qui ont pu être effectuées par la suite.
Ce que vous reprochez au raisonnement de l’Etat et de la compagnie d’assurances, c’est en fait d’avoir adopté la logique du marché, qui consiste à ne valoriser que le nom de Duchamp au détriment du vôtre ?
Tout à fait. Tout le monde connaît Duchamp ; en revanche, Duchamp et Pinoncelli, on ne connaît pas. Pourtant, mon geste a été cité partout et certains présentent même mon urinoir en voulant parler de l’autre ! De ce point de vue, il me semble que je suis beaucoup moins reconnu en France qu’aux Etats-Unis.
On pourrait reproduire votre raisonnement vis-à-vis de beaucoup d’autres œuvres, et pas seulement de ready-made : la crainte d’un musée serait de voir légitimée de la sorte n’importe quelle atteinte à une œuvre classique. Comment réagiriez-vous face à quelqu’un s’en prenant à l’une de vos œuvres ?
Je n’aurais jamais touché à une autre œuvre : l’urinoir est particulier parce qu’il correspondait à une idée de provocation, qu’on ne retrouve pas même dans les autres œuvres de Duchamp : c’est un objet qui attirait précisément ce pour quoi il avait été créé. Pour d’autres œuvres, ce serait du pur vandalisme. En proposant « d’utiliser un Rembrandt comme planche à repasser », il est allé plus loin que moi sur ce point, par les mots en tout cas. Concernant l’atteinte à mes œuvres c’est l’argument qui a été avancé par certains conservateurs pour justifier leur dégradation par inadvertance, j’ai préféré pas leur répondre. En ce qui me concerne, ce qui est sûr, c’est que je n’exposerai jamais mon propre urinoir, qui est un objet de provocation, sans des conditions de sécurité suffisantes ! C’est le musée qui est fautif, de ce point de vue : je n’aurais jamais dû pouvoir faire ce geste !
Certains commentateurs ont pu dire que vous avez fait ce geste dans le seul but de vous attirer de la publicité : on a ainsi pu parler de parasitisme…
Il suffit de regarder mon passé artistique pour constater que ce n’est pas le cas. Mais c’est vrai que cette affaire est celle qui m’a attiré le plus de publicité : les gens autour de moi m’ont dit que c’était parce que j’avais touché à l’argent, à une œuvre estimée à trois millions d’euros, que l’Etat était intervenu, en dehors de toute question artistique. J’ai d’ailleurs fait livrer au Centre Pompidou, par huissier de justice et à titre d’indemnisation, un urinoir acheté à la Samaritaine pour une centaine d’euros : c’était exactement le même que celui de Duchamp qui l’avait acheté au même endroit, et complétement dans l’esprit de l’œuvre !
Vous estimez donc que n’importe quel urinoir vaut celui de l’artiste ? Pour le dire autrement : vous récusez l’idée que l’urinoir de Duchamp a plus de valeur que les autres, simplement parce que c’est « celui de Duchamp » ?
Il a plus de valeur dans la mesure où c’est Duchamp qui a eu l’idée du ready-made : personne n’aurait pensé à désigner un objet aussi quelconque comme une œuvre d’art, avant Duchamp. Après lui, il est devenu complètement banal de désigner n’importe quel objet et prétendre de la sorte en faire une œuvre d’art : mais si on est le deuxième à le faire, la valeur créative ajoutée est nulle. Ce n’est pas comme la peinture : le ready-made ne mobilise aucune technique, c’est l’idée qui est primordiale et donne sa valeur de l’œuvre. C’est en ça que l’art conceptuel est une révolution. Regardez Fontana : tout le monde peut crever sa toile, mais personne n’en avait eu l’idée avant lui. C’est aussi ce qui fait la différence pour les performances : toutes mes performances ont été conceptuelles.
Selon vos propres mots, l’œuvre devient par la performance « inséparable de la vie » : votre corps étant seule source l’action, l’œuvre semble devenir insaisissable. C’est aussi votre propre caractère qui donne leur personnalité aux personnages que vous créez.
Effectivement. Mais si on va jusqu’au bout de cette logique, on risque de tomber dans des considérations d’ego, selon lesquelles toute la performance ne tient qu’à ma petite personne ; ça a un côté ridicule par rapport au monde. Concernant les personnages, j’aime penser que je leur ai conféré mes pouvoirs : ils me représentaient, et d’une certaine manière ils se sont détachés de leur créateur, comme le ventriloque avec sa marionnette. Les avatars dont je me sers pour mes auto-interviews, comme Mordecaï, me permettent aussi d’exprimer ma pensée de façon tranchante sans qu’elle puisse être travestie.
Dans le texte Mourir à Cali (2003) vous évoquez la possibilité de mourir sur scène. Quelles sont les limites du corps comme instrument ?
C’était de la provocation pure. Ça serait beau de faire un happening comme dernière performance mais ce ne serait pas planifié, même si je pense qu’en cas de maladie grave autant mourir dans un happening. Je me suis toujours astreint à ne pas dépasser certaines limites. Cela me paraît assez vain de vouloir mourir pour l’Art. Mais on pourrait aussi défendre l’idée que tant de gens meurent pour rien que ça vaudrait le coup de mourir pour quelque chose. Mais là on s’engage dans de purs mots…
Quelle postérité pensez-vous avoir ?
Rien n’est encore joué. Pour l’instant ce n’est pas terrible, beaucoup de gens me détestent et veulent ignorer mon travail comme c’est le cas pour l’urinoir. La dernière exposition du MAMAC à Nice changera peut-être les choses, mais ce n’est pas un but. Maintenant que certaines de mes œuvres se vendent, elles commencent à davantage attirer le regard des gens, y compris celui de ma famille.
Vous parliez de l’urinoir comme de votre « grande baleine blanche » ; quelle est votre Moby Dick à l’heure actuelle ? Avec le recul quel a été l’élément moteur de votre parcours, son fil directeur ?
Je n’ai plus de grand projet, je suis plutôt en train de me freiner. Je crois assez aux toiles sur les accouchements, mais après, physiquement, il faut pouvoir tenir. Je pense que les circonstances ont guidé mon parcours, une motivation pour chaque nouveau projet aussi. Ce qui me motive toujours c’est l’idée de la performance Auschwitz. Les gens trouvent ça assez fantastique de disparaître pendant l’acte pour ne plus revenir. Disparaître comme pour passer de l’autre côté du miroir. Je trouve l’idée superbe. Les toiles nécessaires à la performance datent de 2003 ; elles ont près de 15 ans mais l’idée n’a pas vieilli et elle plaît aux gens.
Vous parlez souvent de la minute de folie qu’il faudrait avoir et du retour à l’enfance qui permet de les justifier. Il y a dans votre parcours plusieurs références à Monte Cristo, à Jules Vernes, aux Pieds nickelés…
L’enfance est très importante. Quand on la perd on n’a plus qu’à mourir, on devient vieux indépendamment de l’âge. La capacité d’émerveillement c’est la base de la jeunesse.
Quelle impression ça vous a fait de savoir qu’on vous faisait un procès ? Comment votre parole a telle été reçue ? Comment avez vous témoigné ?
Il y a eu beaucoup de procès. Pour le premier à Nîmes j’avais été en garde à vue quarante-huit heures. Je passais en comparution immédiate et j’ai fait l’idiot sans arrêt. Avec tous les avocats présents, j’avais un public terrible. Le procureur général s’appelait Ponce, du coup j’ai fait la blague de Ponce Pilate. J’ai aussi fait comme si j’ignorais ce qu’était un procureur en demandant au président ce que c’était que ce personnage en noir qui me cherchait des poux alors que je ne lui avais rien fait. Les gens riaient beaucoup et attendaient un spectacle. Le procureur m’a accusé d’être la honte de l’Art. Je lui ai répondu « Vous êtes la honte de qui vous ? » Après avoir conclu que j’étais l’un des derniers miasmes de liberté existants, je me suis longtemps applaudi moi-même. Je me mets exprès dans la peau d’un clown, car ils sévissent dans les cirques, et que par substitution je transformais le tribunal en cirque. Je n’ai pas été condamné sévèrement cette première fois.
Quelle est la question qu’on ne vous a pas posé et que vous auriez aimé qu’on vous pose ?
La question piège ! Vous m’en avez posé beaucoup. Alors je dirais peut-être : Etes-vous content de vous ? Avez-vous réussi votre vie ?
J’aurais pu mieux faire mais ça ne s’est pas mal passé, j’ai eu une vie marrante, les enfants vont bien et la santé est bonne.
Toutes les illustrations, hormis la photographie de l’artiste avec la sculpture en première page, et celle de l’urinoir Duchamp-Pinoncelli (crédit Jan van Naeltwijck) appartiennent à Pierre Pinoncelli, avec son aimable autorisation.